Pourquoi les abeilles ne savent pas voler sur l’eau. Les surfaces réfléchissantes perturbent leur vol. Un effet qui peut expliquer des accidents d’hélicoptère…

DÉCRYPTAGE – Une expérience étonnante menée par une équipe française a permis de le démontrer.

Rien ne semble plus imperturbable qu’une abeille en plein vol. Quelles que soient les conditions climatiques, elle parviendra à se poser sur la fleur qu’elle aura choisie de butiner. Pourtant, si surgit une surface lisse réfléchissante, comme une flaque d’eau, un étang ou des panneaux photovoltaïques, elle s’écrasera irrémédiablement sur le sol. Une expérience étonnante a permis de le démontrer, menée par une équipe française de l’Institut des Sciences du Mouvement
Étienne-Jules Marey
(CNRS / Aix-Marseille Université) et du Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (Biology Letters, mars 2022).

« Il y a soixante ans, Herbert Heran, un entomologiste autrichien, et Martin Lindauer, un spécialiste allemand du comportement, avaient entraîné des abeilles à voler au-dessus d’un lac, explique Julien Serres, premier auteur de l’étude et maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille. Ce n’est pas du tout naturel
pour ces insectes. Pour y parvenir, ils ont dû construire une sorte de pont qui leur offrait un contraste visuel.
» En fait, l’abeille en vol contrôle son altitude grâce à la vitesse du défilement du sol. Plus il est lisse et homogène, plus ses repères
disparaissent. « On a voulu comprendre à quel point la surface perturbait les insectes dans leur vol », continue Julien Serres.

Six années ont été nécessaires pour mener à bien cette expérimentation, en ne
faisant travailler les insectes qu’en mai, juin, septembre et octobre pour que les
températures soient assez clémentes pour les insectes, mais que la floraison estivale ne perturbe pas le dispositif. Les scientifiques ont d’abord appris aux abeilles à traverser un couloir étroit, en les attirant de l’autre côté par du miel, puis de l’eau sucrée. Après une quinzaine de passages, « nous avons remplacé la surface basse de notre parcours par un miroir, explique Julien Serres. Les abeilles ont toutes été attirées vers le sol et se sont écrasées – sans dommage pour elles. Elles sont désorientées, perdues. Elles tombent. Les unes poursuivent leur chemin en marchant, les autres rebondissent et tentent d’atteindre le bout du tunnel de façon chaotique. » Les miroirs leur font croire que le sol est deux fois plus bas, ou que l’infini du ciel se répète. Ce changement trouble les abeilles, qui perdent leurs repères.

« Régler avec de la pratique »

Mais les auteurs n’entendent pas se contenter d’observer des insectes désorientés. « On peut penser que les abeilles ne sont pas les seules à être troublées par ce type de surfaces homogènes ou réfléchissantes, explique le scientifique. L’acuité visuelle humaine est 100 fois meilleure que celle des abeilles, mais le survol de zones désertiques ou enneigées peut provoquer des effets comparables. Il est probable que l’accident d’hélicoptère qui a coûté la vie à Daniel Balavoine en 1986 ait été provoqué par ce phénomène. » Inconsciemment, le pilote peut se rapprocher du sol par manque de repère. « Je pense qu’une grande partie de ce problème peut se régler avec de la pratique, continue Julien Serres. L’attention visuelle est quelque chose qui se perfectionne. Je suis ainsi persuadé qu’avec de l’entraînement, on peut apprendre à une abeille à survoler un miroir, de la même manière qu’on peut former un conducteur de deux chevaux à manier une Formule 1. » Décrire la façon dont l’abeille capte son environnement visuel et quelles sont les informations optiques pertinentes pour son vol permettrait de développer des solutions pour les dispositifs de navigation ou d’assistance au pilotage de drones, de robots et d’avions.

Vincent Bordenave

Presse nationale Le Figaro :

Article publié le 7 avril 2022

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